6
Ils arrivèrent au carrefour de Fasm une heure après le lever du jour. Le relais était constitué de trois sinistres bâtiments de briques sèches plantés à la lisière de la steppe. Leurs hautes façades étaient percées de minuscules fenêtres noires et ils étaient entourés d’une palissade de bois. La porte était close. Reith mit pied à terre. Ce fut en vain qu’il frappa et appela. Sa compagne et lui, engourdis par la fatigue et l’apathie qui succèdent aux fortes émotions, s’installèrent pour attendre que les gens du lieu condescendent à ouvrir.
En fouillant le chariot, Reith découvrit, entre autres choses, deux musettes pleines de sequins. Il y en avait une telle quantité qu’il était bien incapable de l’évaluer.
— Ainsi, nous héritons du trésor des prêtresses, annonça-t-il à la Fleur de Cath. Ce devrait être suffisant, me semble-t-il, pour payer ton voyage de retour. Avec ça, tu pourras regagner ta maison saine et sauve.
Elle s’exclama, étonnée :
— Tu me donnerais tous ces sequins et me renverrais chez moi sans rien demander en échange ?
— Absolument rien, répondit Reith avec un soupir.
— Il y a peut-être quelque chose de vrai dans la plaisanterie de l’Homme-Dirdir, reprit-elle sur un ton sévère. Tu te comportes effectivement comme si tu venais d’un monde lointain.
Et, sur ces mots, elle lui tourna à moitié le dos.
Reith se plongea dans la contemplation de la steppe avec un sourire empreint de tristesse. Même si l’invraisemblable se produisait – à savoir qu’il pût rallier la Terre – accepterait-il d’un cœur léger d’y passer le reste de son existence sans jamais revenir sur Tschaï ? Probablement pas. Il était impossible de prévoir les décisions que prendraient les autorités terriennes, mais, en ce qui le concernait, jamais Reith ne pourrait être heureux en sachant que les Dirdir, les Chasch et les Wankh exploitaient des hommes en qui ils ne voyaient que des serfs méprisables. Une telle situation était pour lui une injure personnelle.
— Vous autres, que pensez-vous des Hommes-Dirdir, des Hommes-Chasch et consorts ? demanda-t-il à Ylin-Ylan d’une voix quelque peu distraite.
Perplexe, la jeune fille fronça les sourcils. Elle paraissait ennuyée pour Dieu sait quelle raison qui échappait à Reith.
— Qu’y a-t-il à en penser ? Ils existent. Quand ils nous laissent tranquilles, nous ne nous occupons pas d’eux. Pourquoi parler des Hommes-Dirdir ? C’était de toi et de moi qu’il était question !
Reith la regarda. Elle observait une sorte d’impatience passive. Il prit une profonde aspiration, s’apprêta à se rapprocher d’elle mais, au même moment, la porte du relais s’ouvrit, livrant le passage à un homme trapu, aux jambes épaisses et aux longs bras. Il avait un gros nez de guingois et son épiderme, comme ses cheveux, avait la couleur du plomb. C’était visiblement un Gris.
— Qui êtes-vous ? Ce chariot appartient au Séminaire. Cette nuit, j’ai vu des flammes dans le ciel. Etait-ce le Rite ?
Se contentant d’une réponse évasive, Reith fit entrer le chariot dans la cour.
Après avoir fait un déjeuner composé de thé, d’herbes infusées et de pain dur, ils regagnèrent le véhicule pour attendre la caravane. Leur bonne humeur matinale avait disparu. Ni l’un ni l’autre n’éprouvaient le besoin de bavarder, à présent. Reith laissa son siège à Ylin-Ylan et s’allongea à l’intérieur du fourgon. Le soleil était chaud. Tous deux s’endormirent.
À midi, la caravane fut en vue : une ligne de points noirs et gris. Le rescapé des éclaireurs Ilanths et un jeune garçon au visage rond et à la mine renfrognée, ancien canonnier promu à cette charge nouvelle, arrivèrent les premiers au relais. Ils firent rebrousser chemin à leurs chevaux-sauteurs et rejoignirent le gros de la troupe. Les hauts chariots attelés, dont les conducteurs étaient enveloppés de capes volumineuses et dont le visage émacié disparaissait sous les bords rabattus de leurs chapeaux pointus, ne tardèrent pas à se présenter, suivis par les pavillons ambulants. Les passagers étaient assis derrière les portes de leurs compartiments. Traz manifesta une joie évidente en retrouvant Reith. Quant à Anacho, l’Homme-Dirdir, il eut un geste aérien de la main qui pouvait vouloir dire n’importe quoi.
— Nous étions persuadés que l’on t’avait enlevé ou assassiné, dit Traz. On a fouillé les collines, on a exploré la steppe sans rien trouver. Nous devions aller aujourd’hui te chercher au Séminaire.
— Nous ? répéta le Terrien.
— L’Homme-Dirdir et moi. Ce n’est pas un aussi mauvais bougre qu’on pourrait le croire.
— Il n’y a plus de Séminaire, laissa tomber Reith.
Baojian apparut, s’arrêta net en voyant Reith et Ylin-Ylan mais ne posa aucune question. Et Reith, qui le soupçonnait plus ou moins d’avoir aidé les prêtresses à quitter le dépôt de Zadno, s’abstint de lui donner le moindre détail. Le maître de caravane leur désigna des compartiments et accepta le chariot des prêtresses pour prix du voyage : il les emmènerait jusqu’à Pera.
Après qu’on eut déchargé les marchandises et embarqué d’autres ballots à bord, la caravane reprit la route du nord-est.
Des jours durant, elle cahota paresseusement à travers la steppe. D’abord, il fallut contourner un lac large et peu profond aux eaux brunâtres. Puis on franchit avec un grand luxe de précautions un marécage tapissé de joncs blancs et articulés. L’éclaireur repéra une embuscade montée par une tribu d’hommes-nains des marais qui s’égaillèrent sans demander leur reste à travers les roseaux avant que les canons eussent eu le temps d’être pointés. Un appareil aérien des Dirdir passa trois fois en rase-mottes au-dessus de la caravane, et Anacho s’enferma prudemment dans son compartiment. Plus tard, ce fut une plate-forme volante des Chasch Bleus qui la survola.
Reith aurait goûté le voyage s’il n’avait pas été aussi impatient de retrouver son astronef. Et il y avait aussi le problème posé par Ylin-Ylan, la Fleur de Cath. De Pera, la caravane repartirait pour Coad, au bord du Dwan Zher, où la jeune fille pourrait s’embarquer à bord d’un navire à destination de Cath. Sans doute était-ce là son projet bien qu’elle n’en soufflât mot et manifestât même une certaine froideur envers Reith, qui s’en étonnait.
Ainsi les jours succédaient-ils aux jours. Lentement, le convoi s’enfonçait vers le nord sous le ciel d’ardoise de Tschaï. Il y eut deux violents orages, mais le temps demeurait presque immuablement beau. Ils pénétrèrent dans une forêt obscure et, le lendemain, ils suivirent une ancienne chaussée traversant une vaste et sombre fondrière couverte de plantes-bulles et grouillant d’insectes-bulles, qui copiaient ces dernières. Une faune nombreuse et captivante hantait le marécage ; il y avait des créatures aptères de la taille d’une grenouille qui planaient dans les airs en faisant vibrer leur queue en forme d’éventail ; d’autres, plus grosses, tenant le milieu entre l’araignée et la chauve-souris, se fixaient aux fils qu’elles produisaient et flottaient au vent en déployant leurs ailes comme des cerfs-volants.
Au dépôt du Mont des Tempêtes, la caravane en rencontra une autre qui se dirigeait vers Malagash, localité située au sud, derrière les collines du golfe d’Hedajha. Ils aperçurent à deux reprises de petites bandes de Chasch Verts mais ils ne passèrent pas à l’attaque. Le maître de caravane déclara qu’il s’agissait de groupes de pariade qui rejoignaient une zone de procréation au nord de la Steppe Morte. À un moment donné, une troupe de nomades – hommes et femmes de haute taille à la figure peinte en bleu – s’arrêta pour regarder passer les voyageurs. Au dire de Traz, c’étaient des cannibales. Les femmes étaient d’aussi rudes combattantes que les hommes. En deux occasions, la caravane passa à proximité de villes en ruine. Elle fit également un crochet au sud pour livrer des aromates, des essences et des bois rares à une communauté de Vieux Chasch. Reith trouva leur cité particulièrement fascinante. C’était une multitude de petits dômes blancs à demi dissimulés sous le feuillage, et il y avait des jardins partout. L’air avait un arôme dont la fraîcheur particulière était due aux effluves de grands arbres d’un vert jaunâtre qui n’étaient pas sans rappeler les peupliers et portaient le nom d’adaraks. Reith apprit que les Vieux Chasch et les Chasch Bleus les faisaient pousser car ils donnaient à l’air une limpidité exceptionnelle.
La caravane fit halte dans une prairie ovale tapissée d’une herbe courte et épaisse, et Baojian rassembla immédiatement tout son monde autour de lui.
— Nous sommes à Golsse, une ville des Vieux Chasch. Prenez garde à ne pas vous éloigner car vous risqueriez d’être victimes des mauvais tours des Chasch. Ils pourraient, par exemple, vous enfermer dans un labyrinthe ou vous administrer une substance qui vous ferait sentir horriblement mauvais pendant des semaines. Mais quand ils s’énervent ou se sentent d’humeur particulièrement badine, leurs plaisanteries peuvent être cruelles, voire mortelles. Je me rappelle ce qui est arrivé un jour à l’un de mes conducteurs : ils l’ont endormi à l’aide d’une essence, lui ont greffé un nouveau visage et l’ont affublé en outre d’une longue barbe grise. Aussi, ne sortez en aucun cas de cet ovale, même si les Chasch vous taquinent et cherchent à vous attirer à l’extérieur. C’est une race ancienne et décadente. Ils sont sans pitié et ne pensent qu’à leurs parfums, à leurs essences et à leurs mauvais tours. Vous êtes donc prévenus : restez à l’intérieur de cet ovale, gardez-vous de vous promener dans les jardins, si charmants qu’ils vous paraissent, et, si vous tenez à conserver la vie et la raison, n’entrez sous aucun prétexte dans les dômes des Vieux Chasch.
Le maître de caravane n’en dit pas davantage.
On chargea les marchandises sur des fardiers à moteur pilotés par quelques Hommes-Chasch lymphatiques, plus petits et peut-être moins évolués que leurs homologues que Reith avait vus en compagnie des Chasch Bleus. Ils étaient fluets, avaient les épaules voûtées, un visage gris et ridé, un front proéminent, une petite bouche en cul de poule surmontant un menton inexistant. Eux aussi arboraient une perruque qui faisait un bourrelet au-dessus de leurs yeux et s’achevait par une crête. Leur allure était furtive et précipitée, ils n’adressaient pas la parole aux caravaniers et ne s’intéressaient qu’à leur travail. Bientôt, quatre Vieux Chasch apparurent. Ils marchèrent droit sur le chariot collectif, et Reith put les examiner de près. On aurait dit de gros poissons d’argent dotés de membres semi-humains d’aspect grotesque. Leur épiderme satiné, qui faisait penser à l’ivoire, était recouvert d’écailles quasiment imperceptibles. Ils avaient l’air d’être fragiles, presque desséchés. Ils avaient de petits yeux argentés, pas plus gros que des billes, qui, sans cesse, roulaient dans tous les sens. Reith, qui les observait avec un vif intérêt, vit que leurs regards s’appesantissaient sur lui. Ils s’arrêtèrent pour l’examiner en hochant la tête et en lui adressant des gestes aimables qu’il leur rendit de la même façon. Quand ils l’eurent étudié tout leur saoul, ils passèrent leur chemin.
Baojian ne perdit pas de temps à Golsse. Dès qu’il eut chargé ses chariots des caisses de drogues et de teintures, des ballots de dentelles, des paquets de fruits secs, il battit le rappel et la caravane s’ébranla de nouveau vers le nord ; il préférait passer la nuit en rase campagne plutôt que de risquer de faire les frais des caprices des Vieux Chasch.
Ici, la steppe était une prairie désertique, plate comme la main. De son chariot, Reith pouvait la scruter avec son sondoscope dans un rayon de trente kilomètres. Ce fut ainsi qu’il repéra une importante troupe de Chasch Verts avant même que les éclaireurs ne l’eussent remarquée. Aussitôt, il en avertit Baojian, qui disposa immédiatement les véhicules en rond et plaça ses canons de façon à couvrir toutes les approches. Les Chasch Verts galopaient en brandissant au bout de leurs lances des étendards jaunes et noirs, signe d’agressivité et de férocité.
— Ils arrivent juste du nord, expliqua Traz à Reith. C’est pour cela qu’ils arborent ces bannières. Là-haut, ils se gorgent de carrelets et d’angbuts, ce qui leur épaissit le sang et les rend irascibles. Lorsqu’ils agitent leurs drapeaux jaunes et noirs, les Emblèmes eux-mêmes aiment mieux se retirer et refuser le combat.
Pourtant, en dépit de leurs oriflammes, les guerriers n’attaquèrent pas. Ils firent halte à quelque quinze cents mètres de la caravane. Reith, l’œil collé au sondoscope, constata qu’ils étaient très différents des Vieux Chasch. Mesurant entre deux mètres dix et deux mètres quarante, ils étaient mastocs et avaient des membres massifs. Leurs écailles accusées étaient d’un vert aux reflets métalliques. Leur visage, étroit et patibulaire, grimaçait hideusement sous la proéminence de leur cuir chevelu. Ils portaient de grossiers tabliers de cuir et des baudriers hérissés d’épées, de piques et de catapultes analogues à celles des Emblèmes. Et Reith songea qu’il valait mieux éviter de rencontrer ces êtres-là au corps à corps. Sans descendre de leurs gigantesques montures, les Chasch restèrent cinq bonnes minutes à observer la caravane, puis ils s’éloignèrent vers l’est.
Le convoi se reforma et reprit sa marche. La prudence des Chasch Verts intriguait Traz.
— Quand ils font flotter le jaune et le noir, ils se conduisent comme des insensés. Peut-être nous préparent-ils une embuscade derrière quelque forêt.
Baojian, qui flairait un stratagème de ce genre, envoya ses éclaireurs en reconnaissance profonde pendant les jours qui suivirent. La nuit, toutefois, on ne prenait pas de mesures de protection spéciales car, quand l’obscurité tombait, les Chasch Verts s’assoupissaient et n’étaient plus que des masses inertes et ronflantes jusqu’à l’aube.
La caravane était maintenant tout près de Pera, son terminus. Le transcom de Reith indiquait que le second capteur se trouvait à quatre-vingt-dix kilomètres à l’ouest. Il s’informa auprès du maître de caravane, qui lui apprit que ces coordonnées correspondaient à la ville de Dadiche. C’était une cité des Chasch Bleus.
— Je te conseille de les éviter, ajouta-t-il. Ce sont d’affreuses crapules, aussi malignes que les Vieux Chasch et aussi sauvages que les Verts.
— Ne font-ils pas commerce avec les hommes ?
— Si, il y a même des échanges considérables. En fait, Pera est un dépôt marchand pour les Chasch Bleus. Les transactions sont effectuées par une caste de livreurs qui, seuls, ont accès à Dadiche. À mon avis, les Bleus sont les plus détestables de tous les Chasch. Les Vieux Chasch ne sont pas sympathiques mais ils sont plus espiègles que méchants. Bien sûr, il arrive parfois que les conséquences soient les mêmes. C’est comme l’orage qui se prépare… (Baojian montra du doigt les épaisses nuées noires qui s’amoncelaient à l’ouest.) Il nous mouillera autant que si l’océan nous engloutissait.
— À Pera, tu feras demi-tour et tu retourneras à Coad ?
— D’ici à trois jours.
— Il est vraisemblable que la princesse Ylin-Ylan t’accompagnera et qu’elle s’embarquera à bord d’un navire à Coad.
— Fort bien. Est-elle en mesure de payer ?
— Certainement.
— Dans ce cas, il n’y a pas de problème. Et toi ? Veux-tu aussi rallier Coad ?
— Non. Je resterai sans doute à Pera.
Baojian lui décocha un regard acéré et hocha sèchement la tête.
— Les Yao Dorés de Cath sont honorables. Mais, sur Tschaï, il est impossible d’être sûr de quoi que ce soit à l’avance – sauf des ennuis. Les Chasch Verts nous talonnent. C’est un miracle qu’ils ne nous aient pas attaqués. Je commence à espérer que nous atteindrons Pera sans incidents.
Mais le maître de caravane se trompait. Alors même que Pera était en vue – un ensemble de palais en ruine et de monuments effondrés entourant une citadelle centrale, et qui était une cité semblable à beaucoup de celles que les voyageurs avaient eu l’occasion de voir au passage – les Chasch Verts surgirent de l’est. Ce fut le moment que l’orage choisit pour éclater. La steppe s’embrasa d’éclairs et de sombres nappes de pluie balayèrent l’étendue.
Estimant que Pera ne lui serait pas un refuge, Baojian fit faire le cercle de défense. Il eut tout juste le temps de se mettre en position : cette fois, en effet, les Chasch Verts ne manifestaient ni indécision ni timidité. Courbés sur l’encolure de leurs bêtes, ils chargèrent dans l’intention d’ouvrir une brèche dans le rempart des chariots.
Les canons de la caravane exhalèrent leur bizarre hoquet gargouillant, presque inaudible tant le tonnerre était assourdissant. La pluie compliquait la tâche des servants. Les Chasch Verts se ruaient en avant avec ensemble, obéissant peut-être à des directives télépathiques. Quelques-uns s’écroulèrent, atteints de plein fouet par les gicle-sable, d’autres furent broyés sous les sabots de leurs propres montures. Pendant quelques instants, ce fut le chaos. Puis une nouvelle vague se lança à l’assaut sans se soucier des morts et des blessés qu’elle piétinait au passage. De nouveau les canonniers, que submergeait la pluie, lâchèrent des salves frénétiques. Le grésillement des éclairs et le grondement du tonnerre faisaient un contrepoint assourdissant au tumulte de la bataille.
Les Chasch tombaient plus vite qu’ils n’avançaient. Aussi changèrent-ils de tactique. Ceux qui étaient tombés de leurs montures prirent position derrière les monstrueux chevaux-sauteurs et pointèrent leurs catapultes. La première volée de flèches tua trois canonniers. Les guerriers montés chargèrent une fois de plus, espérant parvenir jusqu’aux défenseurs dans leur foulée. Encore une fois, ils furent repoussés car les conducteurs avaient pris la place des canonniers tués. Il y eut une nouvelle volée de flèches et plusieurs servants tombèrent encore de la plate-forme.
Et ce fut la troisième charge. Les chevaux caracolaient. Derrière eux, les éclairs déchiraient le ciel noir tandis que l’incessant grondement du tonnerre se mêlait aux hurlements et aux cris de guerre. Les Chasch étaient en train d’essuyer de terribles pertes. Le sol était couvert de corps gémissants. Mais il y avait toujours des guerriers qui galopaient et finalement, les canons se trouvèrent à portée des épées des Chasch Verts.
À présent, l’issue du combat ne faisait plus de doute. Reith prit la Fleur de Cath par la main et, d’un signe, invita Traz à les suivre. Et tous trois s’enfuirent vers la ville en compagnie d’un flot de fugitifs en proie à la panique, leurs compagnons de route, que ne tardèrent pas à rejoindre les conducteurs de chariots et les canonniers. La caravane était abandonnée.
Les Chasch Verts, hurlant leur triomphe, se jetèrent sur les fuyards, faisant voler les têtes, tailladant les cous et les épaules. Un guerrier aux yeux flamboyants fondit sur Reith, Ylin-Ylan et Traz. Reith avait son pistolet au poing mais, hésitant à l’idée de perdre ses précieux projectiles, il esquiva la lame qui s’abattait sur lui en sifflant. Le cheval-sauteur fit un écart, dérapa sur l’herbe trempée et son cavalier vida les étriers. Reith s’élança, leva bien haut sa rapière d’Emblème et la laissa retomber sur le cou massif de son adversaire, tranchant tendons, veines et artères. Le guerrier lançait des coups de pied et se débattait. Epouvanté, il n’avait pas envie de mourir. Le trio ne s’attarda pas davantage. Reith s’empara de son épée, une vulgaire tige d’acier grossièrement forgée, aussi grande que lui et épaisse comme le bras. Elle était trop lourde et trop longue pour qu’il pût la manier avec efficacité. Il s’en servit comme d’une masse d’armes.
Les trois compagnons reprirent leur route sous la pluie, qui tombait maintenant en nappes si compactes que l’on y voyait à peine. De temps en temps, on distinguait un Chasch Vert qui galopait comme un spectre ou la silhouette fantomatique d’un fugitif qui, la tête enfoncée dans les épaules, plié en deux sous les trombes d’eau, se hâtait avec toute la diligence dont il était capable en direction des ruines de Pera.
Reith, Ylin-Ylan et Traz, trempés jusqu’aux os, arrivèrent enfin à la périphérie des faubourgs délimités par un amoncellement de dalles de ciment. Le sol fumait sous leurs pieds. Maintenant, ils pouvaient se considérer comme relativement en sécurité. Ils s’abritèrent sous un entablement de béton où ils restèrent là à grelotter. La pluie les giflait et ils se sentaient misérables.
— En tout cas, nous sommes arrivés à Pera, notre destination, conclut philosophiquement Traz.
— Sans gloire mais en vie, renchérit Reith.
— Que comptes-tu faire, à présent ?
Reith sortit le transcom de sa sacoche et vérifia le lecteur vectoriel.
— L’aiguille est pointée sur Dadiche, à trente kilomètres à l’ouest. Je vais sans doute m’y rendre.
Traz eut un reniflement désapprobateur.
— Les Chasch Bleus ne te feront pas de cadeaux.
Soudain, la fille de Cath s’appuya au mur, se cacha le visage dans les mains et éclata en sanglots. C’était la première fois que Reith la voyait extérioriser ses émotions. Il lui caressa timidement l’épaule.
— Qu’y a-t-il ? Tu as froid, tu es mouillée, tu as faim et tu as peur… mais que t’arrive-t-il en dehors de cela ?
— Je ne reverrai jamais Cath ! Jamais ! Je le sais.
— Mais bien sûr que si ! Il y aura d’autres caravanes.
La jeune fille, que cette réponse n’avait visiblement pas convaincue, s’essuya les yeux et examina le sinistre paysage. La pluie faiblissait. Les éclairs s’éloignaient vers l’est et le tonnerre n’était plus qu’un lugubre grondement. Quelques minutes s’écoulèrent, puis les nuages se déchirèrent et un rayon de soleil fit miroiter les pavés et les pierres humides. Bien qu’ils fussent toujours aussi trempés, Reith, la jeune fille et Traz quittèrent leur refuge et faillirent entrer en collision avec un petit bonhomme vêtu d’un vieux manteau de cuir et qui portait un fagot. Surpris, il fit un bond, lâcha son fardeau, revint le ramasser et s’apprêta à filer comme un trait. Reith le retint par le bord de son manteau.
— Attends ! Ne t’en va pas si vite ! Dis-nous où nous pourrons trouver un toit et de la nourriture !
L’inconnu se rasséréna lentement. Il examina avec circonspection les trois étrangers sous ses sourcils touffus et, d’un air très digne, fit lâcher prise à Reith.
— De la nourriture et un toit ? Ce n’est pas facile à se procurer. Ou alors, il faut travailler. Avez-vous de quoi payer ?
— Oui. Nous avons de quoi payer.
L’homme réfléchit.
— J’ai un logis confortable avec trois fenêtres… (Il secoua la tête d’un air hésitant.) Mais il vaudrait mieux que vous alliez à l’Auberge de la Steppe Morte. Si je vous hébergeais, les Gnashters empocheraient mon bénéfice et il ne me resterait rien.
— L’Auberge de la Steppe Morte est-elle la meilleure auberge de Pera ?
— Oui. C’est vraiment un excellent établissement.
Les Gnashters vous réclameront une redevance, mais c’est la rançon de la sécurité. À Pera, personne n’a le droit de voler ni de violer en dehors de Naga Goho et des Gnashters. C’est un avantage. Vous vous rendez compte… si n’importe qui en avait la licence !
— Ce Naga Goho est donc le maître de Pera ?
— Oui, si l’on veut. (L’homme désigna du doigt une massive structure de blocs et de dalles de pierre qui se dressait à la cime du monticule situé au centre de la cité.) Voilà son palais… en haut de la citadelle. C’est là qu’il vit avec ses Gnashters. Mais je n’en dirai pas davantage. Après tout, ils ont chassé les Phung et les ont refoulés dans le nord. Pera fait du commerce avec Dadiche et les bandits ne s’approchent pas de la cité. Les choses pourraient être pires.
— Je vois, murmura Reith. Bon… Où est donc cette auberge ?
— Par là… au pied de la colline. Au terminus des caravanes.